À quelques jours de Noël, la France agricole est en ébullition. Depuis plusieurs semaines, des mobilisations paysannes ont secoué tout le territoire, mêlant blocages, démonstrations de force symbolique — comme la pose d’un cercueil « RIP Agri » devant la résidence présidentielle — et manifestations devant les institutions françaises et européennes.
Ce mouvement ne se réduit plus à une simple grogne passagère : il cristallise une colère profonde née de l’accumulation de frustrations économiques, sociales et politiques auxquelles les agriculteurs disent ne plus trouver d’autre issue que la mobilisation. Au cœur de ce mécontentement : un sentiment d’abandon par les politiques publiques, les conséquences de la Politique Agricole Commune (PAC) jugée inadéquate, l’opposition farouche à l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur, et la gestion de la dermatose nodulaire contagieuse (DNC) — une maladie bovine qui s’est propagée cette année dans plusieurs régions françaises.
Nombre d’éleveurs considèrent ces différents facteurs comme autant de menaces sur leur modèle d’activité et leurs conditions d’existence : concurrence déloyale, coûts de production qui explosent, pertes économiques liées à l’abattage sanitaire de cheptels et érosion du soutien politique. La question qui traverse aujourd’hui les campagnes est la suivante : cette colère qui s’exprime va-t-elle continuer, et pourrait-elle déboucher sur de nouveaux blocages pendant la période de Noël ? Ce débat divise syndicats, responsables politiques et observateurs sociaux, et donne une résonance particulière à la fin de cette année 2025.
Origines et intensification de la colère agricole : PAC, accord Mercosur et crise sanitaire
Une PAC critiquée et un contexte économique dégradé
La Politique Agricole Commune (PAC), pierre angulaire de l’action publique européenne en matière d’agriculture, est aujourd’hui au centre des critiques des principaux syndicats agricoles. Sollicitée pour concilier compétitivité, durabilité et équité dans les revenus, la PAC est perçue par une grande partie des agriculteurs comme inadaptée aux réalités du terrain. Beaucoup reprochent à la PAC de continuer à privilégier des logiques de subventions historiquement orientées vers les surfaces plutôt que vers la qualité des productions ou des rémunérations stables pour les producteurs.
Dans les campagnes, ce mécontentement s’exprime avec une intensité croissante depuis plusieurs années, mais il a trouvé un point de convergence ces derniers jours autour de plusieurs revendications précises : la nécessité d’une réforme plus ambitieuse des aides, davantage de soutien pour compenser la hausse des coûts de production (engrais, énergie, carburant) et une révision des mécanismes de prix pour protéger les producteurs de la volatilité du marché. Les débats récents au Parlement européen ont été le théâtre de fortes mobilisations paysannes, notamment à Strasbourg, où une soixantaine d’agriculteurs ont manifesté avec leurs tracteurs pour dénoncer simultanément la DNC, l’accord commercial et la politique agricole commune.
La PAC, souvent considérée comme un filet de sécurité pour les exploitations en difficulté, est désormais critiquée pour sa complexité et son incapacité à prévenir la précarité de nombreuses exploitations. Les syndicats comme la Confédération paysanne ou la Coordination rurale soulignent que les aides actuelles ne parviennent pas à compenser les pertes de revenus liées à la pression des coûts, renforcée par la concurrence internationale. D’autres voix, moins radicales, appellent à des ajustements progressifs plutôt qu’à une remise en cause totale, mais le consensus est loin d’être trouvé.
Le Mercosur : un accord de libre-échange qui ravive les tensions
Parallèlement à ces débats sur la PAC, l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur — un bloc regroupant notamment le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay — a cristallisé une opposition massive des agriculteurs français et européens. Cet accord, négocié pendant plus de deux décennies, vise à réduire voire supprimer les droits de douane sur une large gamme de produits entre les deux zones économiques, incluant des volumes accrus de viande bovine, de sucre, de soja et d’autres produits agricoles.
Pour les agriculteurs français, l’accord représente une menace directe à leur compétitivité. Ils redoutent en particulier une concurrence accrue d’importations de produits agricoles à bas coûts, souvent perçus comme ne répondant pas aux mêmes standards sanitaires, environnementaux et sociaux que ceux exigés au sein de l’Union européenne. La perspective d’importations massives de viande ou de sucre à moindre coût est ainsi décrite comme susceptible de faire pression à la baisse sur les prix payés aux producteurs locaux, aggravant encore la précarité économique d’un secteur déjà éprouvé.
En réponse aux protestations, la signature de l’accord a été repoussée à janvier 2026, notamment sous la pression politique de la France et de certains autres pays opposés à la finalisation sans garanties supplémentaires. Ce report n’a toutefois pas apaisé les agriculteurs, qui demandent désormais des clauses de protection plus strictes pour les productions européennes et une révision plus large des accords commerciaux pour garantir le « manger français » et la défense des normes locales.
La dermatose nodulaire contagieuse : déclencheur d’une crise sanitaire et sociale
La situation s’est encore aggravée avec l’apparition en juin 2025 en France d’une maladie virale bovine émergente baptisée dermatose nodulaire contagieuse (DNC). Cette maladie, qui a touché plus d’une centaine de foyers dans des régions telles que la Savoie, l’Ariège ou les Pyrénées, a conduit à des pertes économiques importantes pour les éleveurs. Contrairement à certaines précisions officielles, cette maladie n’est pas transmissible aux humains, mais elle affaiblit fortement les animaux et provoque des lésions cutanées et une baisse de production.
Les mesures sanitaires imposées — notamment l’abattage systématique des troupeaux lorsqu’un cas est déclaré, même lorsque très peu d’animaux sont réellement infectés — ont été particulièrement mal accueillies par les éleveurs. De nombreux agriculteurs ont dénoncé cette stratégie comme disproportionnée, coûteuse et destructrice de patrimoine génétique et économique. Certaines organisations ont proposé des alternatives axées sur la vaccination plutôt que sur des culls généralisés, une démarche qui rencontre encore des résistances institutionnelles malgré l’implication de forces comme des vétérinaires militaires pour accélérer la vaccination dans le Sud-Ouest.
La gestion de la DNC est désormais devenue l’un des symboles de la crise agricole actuelle, souvent citée comme catalyseur des protestations récentes. Des blocages routiers et des opérations coup de poing ont résulté de cette colère, qui dépasse désormais la seule question sanitaire pour englober l’ensemble des politiques agraires et commerciales perçues comme défavorables aux producteurs.
Mobilisation et perspectives : une colère qui pourrait perdurer jusqu’à Noël et au-delà
Blocages, actions et attentes paysannes
Dans tout le pays, le mouvement agricole s’est structuré en une série d’actions souvent spectaculaires. Selon le gouvernement, il y avait récemment 93 actions en cours réunissant près de 4 000 personnes et 900 engins agricoles sur divers axes routiers de France.
Ces mobilisations ne sont pas uniquement concentrées sur les grands axes : des blocages devant des péages, des occupations symboliques d’espaces publics et des actions de protestation devant des bâtiments institutionnels ont ponctué les semaines passées. À Strasbourg, par exemple, des agriculteurs ont partiellement bloqué l’accès au Parlement européen pour dénoncer simultanément la DNC, l’accord Mercosur et la PAC.
Cette combinaison de motifs a créé une coalition de mécontentements hétérogène mais puissante, réunissant des éleveurs, des céréaliers ou encore des producteurs maraîchers parfois divisés sur d’autres sujets mais unis par ces revendications majeures. Cette dynamique collective donne une force particulière au mouvement, tout en rendant plus complexe la formulation d’un dialogue unique avec les autorités.
Le rôle des syndicats et de l’opinion publique
Les grandes organisations agricoles comme la FNSEA, Jeunes Agriculteurs, la Coordination rurale et la Confédération paysanne jouent des rôles différents dans la structuration du mouvement. Certaines, comme la FNSEA, ont évoqué l’idée d’une trêve de Noël si un cadre de réponse politique clair était proposé, tandis que d’autres syndicats plus radicaux n’ont pas exclu de maintenir la pression dès que les discussions reprendraient en janvier.
Cette divergence syndicale reflète les tensions internes du monde agricole : d’un côté, une volonté de préserver l’appui de l’opinion publique en évitant des blocages trop perturbateurs pendant les fêtes, de l’autre une détermination à ne pas « laisser passer » des décisions qu’ils jugent fondamentales pour la survie de leurs exploitations.
L’opinion publique offre un terrain d’équilibre fragile : si une large empathie pour les difficultés des agriculteurs demeure, les actions qui perturbent fortement la vie quotidienne des citoyens — notamment sur les routes ou dans les services — risquent de faire évoluer les perceptions. La stratégie politique de certains syndicats consiste précisément à maintenir une forme de protestation visible mais maîtrisée, afin de conserver le soutien populaire tout en mettant la pression sur les décideurs.
Entre dialogue et escalade stratégique
Le gouvernement français a récemment appelé à une trêve des protestations pendant la période de Noël, ce qu’il a qualifié d’effort de responsabilité collective, tout en avertissant qu’il ne tolérerait plus de nouveaux blocages si ceux-ci perturbaient inutilement la vie des citoyens et la circulation des voyageurs.
D’autres voix paysannes, en revanche, soulignent que la colère ne disparaîtra pas si les engagements politiques ne concrétisent pas des changements structurels, notamment sur la gestion sanitaire, les protections commerciales et une PAC plus favorable aux revenus agricoles. Certains représentants syndicaux insistent sur l’idée que le mouvement pourrait bien se prolonger au-delà des fêtes, en fonction des réponses gouvernementales et européennes.
La décision du gouvernement de déployer l’armée pour accélérer la vaccination contre la DNC dans certaines régions illustre la reconnaissance de la gravité de la crise, mais aussi les limites de l’appareil étatique face à un malaise agricole qui dépasse une seule crise sanitaire.
La colère des agriculteurs en France à l’approche de Noël 2025 s’inscrit dans un contexte de tensions accumulées, mêlant frustrations économiques, contestations de politiques agricoles européennes, inquiétudes sanitaires et craintes d’une concurrence internationale accrue. Ce mouvement, loin d’être une réaction éphémère, révèle des fractures profondes dans un modèle d’agriculture qui peine à concilier compétitivité, durabilité et équité sociale.
L’avenir du mouvement reste incertain : une trêve de Noël pourrait apaiser momentanément les tensions, mais seule une réponse politique tangible — en particulier sur la réforme de la PAC, la gestion des crises sanitaires comme la DNC, et des protections commerciales fortes — pourra décider si les agriculteurs leveront véritablement le pied ou poursuivront leurs actions après les fêtes.
Ce que montre cette mobilisation, c’est que la question agricole est désormais au cœur des débats publics en France et en Europe, impliquant non seulement les agriculteurs eux-mêmes, mais l’ensemble de la société dans une réflexion collective sur notre modèle alimentaire, nos politiques économiques et nos choix en matière écologique et commercial. Du champ au consommateur, en passant par Bruxelles et Paris, l’enjeu est de réconcilier des attentes parfois contradictoires autour d’un projet agricole durable, viable et socialement juste — un défi qui s’annonce aussi complexe que crucial pour l’avenir du secteur.
